ÉPILOGUE
Deux jours après être péniblement sortis de la baie, les vigies de l’Hirondelle signalèrent l’avant-garde de l’escadre de l’amiral Graves qui descendait les côtes du Maryland. L’événement était à la fois exaltant et assez affligeant. Après tous ces morts, tous ces blessés, il était difficile de ne pas ressentir quelque émotion. Loin sur l’avant de la flotte, pavillons brillant au soleil, le Héron serrait fièrement le vent, pauvre symbole de ce qu’ils avaient subi et accompli ensemble.
Bolitho se souvenait encore de cet instant dans le moindre des détails. Il attendait avec ses hommes sur cette dunette encore ravagée tandis que l’on passait les signaux au Héron pour qu’il les répercute à l’escadre.
Lorsqu’ils avaient aperçu la réponse, Bethune s’était tourné vers lui. Il avait beaucoup mûri.
— De l’amiral à l’Hirondelle : « Prenez la tête, à vous l’honneur ! »
Pour un chef assez chiche de ses signaux, l’amiral Graves les traitait on ne peut plus dignement.
Et une fois de plus, l’Hirondelle avait viré de bord. Les voiles déchirées, la coque balafrée, elle avait pris la tête devant les grands vaisseaux de ligne qui suivaient docilement dans son sillage.
Une fois en vue de la baie, et sachant que les Français étaient toujours là, l’Hirondelle s’était vu cantonner dans le rôle de spectateur d’une bataille qui laissa un souvenir inoubliable à tous ses acteurs. Ce combat devait pour longtemps servir de leçon aux officiers de la génération de Bolitho, comme le contre-exemple même de ce que décidaient des esprits étroits qui s’en tenaient strictement à une doctrine périmée.
L’amiral Graves s’était peut-être attendu à ce que les Français quittent la Chesapeake, peut-être l’avait-il au moins espéré, jusqu’au dernier moment. Ou encore avait-il espéré, au pire, que l’escadre plus faible de De Barras serait là après avoir échappé à ses patrouilles, suite à son appareillage de Newport, quelques jours plus tôt. Les renseignements apportés par l’Hirondelle avaient mis un terme définitif à ces supputations, et la vue d’une flotte aussi imposante porté à leur comble ses appréhensions. Mais, si son escadre était inférieure à celle de De Grasse tant en nombre de vaisseaux qu’en nombre de canons, il avait toutefois quelques atouts. Le vent était pour lui et, comme Tyrrell l’avait répété si souvent, ce banc entre les deux caps, à l’entrée de la baie, guettait traîtreusement ceux qui le bravaient.
Voyant que les Britanniques descendaient vers la baie et que les renforts attendus de De Barras se faisaient attendre, de Grasse décida de lever l’ancre et de les affronter au large. Un vent contraire, une marée peu propice, la menace de ce banc le convainquirent rapidement qu’il ne pouvait faire appareiller son escadre en bloc. L’une après l’autre, ses divisions passèrent le cap Henry. L’épave du Lucifer était là pour rappeler aux imprudents qu’il y avait lieu de prendre garde.
Cela aurait pu fournir à Graves une chance inespérée. Il aurait pu ordonner une poursuite générale, permettre à ses commandants de se rassembler et de démontrer sa supériorité, Si Hawke ou Keppel avaient exercé le commandement à sa place, l’effet aurait sans aucun doute été dévastateur.
Pourtant, une fois de plus, Graves manqua à ses devoirs. Il resta figé dans sa conception, suivit à la lettre les Instructions pour la mer sans voir qu’une autre manœuvre s’offrait à lui.
Le vaisseau amiral hissa donc le signal qui ordonnait de se former en ligne de bataille et ce signal resta à bloc tout le temps que dura l’action. Ce délai permit à de Grasse de rassembler son escadre et, lorsque les deux adversaires parvinrent enfin au contact, les éléments de l’arrière-garde anglaise se retrouvèrent dans l’impossibilité de participer au combat. Au soir, la nuit contraignit les deux adversaires à rompre. Poussées par un fort vent de nordet, les deux flottes s’éloignèrent vite l’une de l’autre.
Lorsque Graves parvint enfin à reformer son escadre, les Français s’étaient réfugiés dans la Chesapeake. Ils ne devaient plus la quitter et, après avoir encore hésité un peu, Graves ordonna à ses commandants, fort dépités, de regagner New York.
Livré à lui-même, absent du lieu du combat, Bolitho avait assisté de loin à la manœuvre et deviné le plus gros de ce qui se passait. Il quittait régulièrement la dunette pour rendre visite à Tyrrell, cloué à l’infirmerie, et essayait de lui décrire au mieux la suite des événements.
Il se souvenait dans le détail de chacune de ses visites. Tyrrell, le visage d’une pâleur mortelle à la lueur de la lanterne, la mâchoire serrée pour résister à la douleur ; autour de lui, grognant, gémissant doucement, les autres blessés, dont quelques-uns avaient déjà dépassé toute souffrance.
— Alors, l’armée est cuite, lui avait dit sèchement Tyrrell – il lui avait pris le bras avec quelque chose de son ancienne vigueur. Mais au moins, nous avons fait ce que nous avons pu !
Ils étaient rentrés à Sandy Hook, l’Hirondelle avait eu droit à un carénage et Bolitho avait reçu l’ordre de regagner l’Angleterre y porter des dépêches de l’amiral et des nouvelles de la bataille qui venait d’avoir lieu. C’est alors que le coup de massue était tombé. Coupé de la mer, à court de munitions et d’approvisionnement, Cornwallis avait capitulé avec toute son armée.
Fidèle à sa réputation, le général Washington avait autorisé les Britanniques à se rendre avec les honneurs de la guerre, mais il s’agissait bel et bien d’une défaite cuisante.
Les cormiers venus faire le récit de la reddition avaient en particulier raconté comment la musique britannique avait précédé les soldats de l’armée défaite au camp de Washington. Elle avait joué « Comment le monde s’est retrouvé sens dessus dessous », ce qui donnait à tout le moins une idée des sentiments que ces hommes éprouvaient, pour ne pas dire plus.
Sous un ciel bas et par bonne brise, l’Hirondelle leva enfin l’ancre et laissa une dernière fois Sandy Hook derrière elle. L’équipage avait réagi de façon diverse. Certains regrettaient des camarades immergés dans leur dernière demeure ou les blessés attendant encore sur place l’arrivée d’un transport. D’autres étaient presque effrayés de ce qu’ils allaient retrouver en Angleterre après une aussi longue absence. Mais, pour la plupart, ils quittaient sans regret l’Amérique, rêvant de ce retour au pays, remerciant la Providence qui leur avait permis d’échapper aux souffrances et au désespoir, voire leur avait simplement donné de pouvoir encore contempler le ciel au-dessus des mâts.
Lorsque rien de particulier ne l’appelait sur le pont, Bolitho passait le plus clair de son temps dans sa chambre. Cela rendait les relations moins pénibles, la perte de tous ces visages familiers plus facile à endurer.
Il revoyait leur dernière poignée de main avec Tyrrell auquel il faisait ses adieux à l’hôpital de New York. Dalkeith était là, lui aussi, et la scène avait été assez triste. Il avait encore du mal à penser à Tyrrell devenu unijambiste, il ne voulait pas y penser. Mais du moins Tyrrell ne semblait-il pas trop désespéré de son état, voilà qui semblait sûr.
— Et après tout ça, je vais rentrer à la maison – il avait répété cette phrase à plusieurs reprises. Je ne sais ni quand ni comment, mais, par Dieu, je rentrerai chez moi !
Dalkeith avait reçu une nouvelle affectation, à bord d’un navire-hôpital mouillé sous Sandy Hook. Il avait ajouté tranquillement :
— Reconnais que tu as besoin d’un bon médecin, Jethro, pas vrai ? Eh bien voilà, continua-t-il avec une grande bourrade, tu m’auras sous la main !
Bolitho s’enveloppa dans son manteau, il frissonnait. Il faisait froid et humide, le pavois était tout mouillé. Il jeta un coup d’œil au journal de bord ouvert devant lui. On était le 1er janvier 1782, encore une année de plus pour tous. Il se leva, sortit lentement de sa chambre. Ses jambes suivaient le tangage sans même qu’il s’en rendît compte. Voilà trois ans et demi qu’il avait mis le pied à bord de ce bâtiment devenu une part de lui-même.
Il grimpa l’échelle et aperçut Heyward qui se tenait au vent, près des filets. Il était à bord depuis la prise d’armement, cinq ans plus tôt. Il se dirigea vers lui. Le brouillard s’enroulait autour des haubans, les embruns volaient haut par-dessus les passavants.
— Eh bien, monsieur Heyward, nous voici dans la Manche. Et un peu plus loin, si nous avons un peu de chance, l’île de Wight. Nous mouillerons à Spithead avant la nuit.
Heyward le regardait sans ciller.
— C’est un sentiment étrange, monsieur – il haussa les épaules : Je ne suis pas bien sûr d’avoir envie de débarquer.
— C’est souvent ainsi, fit Bolitho en hochant la tête, et l’Hirondelle n’est guère différente de nous. Elle a bien besoin d’un bon carénage, et on lui mettra ces nouvelles caronades dont on parle tant. Après, elle ne sera plus la même.
Il aperçut Bethune qui arrivait du pont principal, un biscuit de mer dans la bouche.
— Et je crois qu’on peut en dire autant de chacun d’entre nous.
— La terre ! Droit devant sur tribord !
Bolitho attrapa une lunette.
— Wight. Vous devriez abattre d’un rhumb.
Il regarda Heyward qui courait à la lisse avec son porte-voix, on l’eût pris pour Tyrrell.
Le pont luisait sous la pluie, les hommes se ruaient aux bras d’artimon, ombres noires dans cette lumière grisâtre.
Une yole à la voile brunâtre passa derrière eux, un homme barbu qui se tenait à la barre leur fit de grands signes. De l’autre bord, il apercevait une langue de terre noyée dans le brouillard et le crachin. L’Angleterre ! Il se cramponna à la lisse. Au bout de si longtemps, après tant et tant de choses.
— Au cap ordonné, monsieur !
Heyward vint le rejoindre. Bethune, qui se tenait du bord opposé, murmura :
— J’ai l’impression que j’ai grandi à bord de l’Hirondelle.
Bolitho leur passa le bras autour des épaules à tous deux.
— Nous avons tous grandi à bord.
Il se retourna et continua d’une voix plus officielle :
— Rappelez l’équipe de mouillage et dites au canonnier de préparer le salut.
Et il se mit à arpenter le pont du bord au vent. Il ne quittait pas des yeux les marins occupés à leurs postes, et bien d’autres encore qui n’étaient plus là. Buckle et Tilby, Graves, Majendie.
Il s’arrêta près de la lisse et tâta les cicatrices laissées dans le bois, là où les boulets avaient fauché tant de ses hommes.
Une frégate émergeait de la brume sous l’autre amure, les pavillons brillaient sur fond de toile sombre.
— Identifiez-vous, déchiffra Fowler.
— Oui, répondit Bolitho, montrez notre indicatif.
L’Hirondelle, corvette de son état, rentrait au pays.
Fin du Tome 4